vendredi 5 octobre 2012

Reality

Réalisé par Matteo Garrone – Avec Aniello Arena, Loredana Simioli, Nando Paone, Nello Iorio, Raffaele Ferrante, Giuseppina Cervizzi – Italie – 1H55

Cinecitta, envahi par la téléréalité. Un casting géant organisé pour « Il grande fratello », version italienne de Big Brother, des files de candidats, un studio improvisé sur les pelouses de ce qui fut pour beaucoup le nombril du cinéma. Derrière, presque caché par la machine télévisuelle : un vestige, l’immense tête d’une statue du Casanova de Fellini : ruine de Rome.

 Gomorra, le précédent film de Matteo Garrone  s’inscrivait déjà, aù-delà du polar,  dans une tradition du cinéma réaliste italien, ce « Reality » sera plus qu’une énième critique de la télé réalité.
 Le lien avec la comédie italienne est là, paradoxal pour un film où l’on assiste à la chute d’un homme ordinaire. Mais, depuis la fin des années 70, on sait que la comédie italienne fait rire jaune ou même ne fait plus rire du tout. Garrone semble reprendre là où le « Affreux sale et Méchant » d’Ettore Scola avait laissé la comédie italienne, au crépuscule de son âge d’or, quand, rattrapée par la fin du « miracle italien », elle se faisait plus désespérée que jamais. « Reality » s’ouvre sur la peinture volontairement outrancière d’un personnage singulier, presque une figure Fellinienne.

Luciano est un Napolitain exubérant et charismatique. Poissonnier, arrondissant ses fins de mois difficiles grâce à de petites magouilles dont profitent aussi les plus pauvres de son quartier. Cela aurait pu être Alberto Sordi ou Nino Manfredi, interprétant un brave homme vivant pour sa famille, un peu bravache, un peu escroc, mais que tout le monde apprécie. Pour faire plaisir à sa famille et flatter son ego de cabotin, il tente un casting pour entrer dans le loft local : une de ces émissions de télé réalité absurde où l’on observe des gens vivre comme dans un zoo. Les nouvelles idoles sont là : les vainqueurs de ces jeux télévisés, qui vivent une brève mais intense heure de gloire. Instrumentalisés par la production mais adulés par le public, Luciano veut en être. Pour l’argent, pour ce qui ressemble à de la gloire, pour l’ego. Pour sortir d’un quotidien anonyme où il faut gagner de plus en plus difficilement sa vie quand d’autres règlent leurs problèmes financiers en une émission télé.
 Matteo Garrone filme Luciano et sa famille avec le même respect et la même tendresse qu’un Ettore Scola. Pas une famille ideale, pas une vie parfaite, mais des gens essayant de s’en sortir comme ils le peuvent. Comme pour Gomorra il filme des êtres victimes d’un système qui les dépasse. Mais si l’on devine la mécanique infernale qui transforme des hommes en bêtes de foire, La grande intelligence du film est de maintenir presque hors champ la télé réalité pour se consacrer aux « candidats » à ce cirque. L’obsession de Luciano n’est pas directement le fait des producteurs de l’émission. L’espoir qui le dévore n’est pas due à une promesse non tenue : Luciano se fait son film tout seul, le terrain a été préparé par une société tout entière : la télévision et le star système, mais aussi le regard des proches qui changent quand se profile juste la possibilité de passer à la télé. Etre de l’autre coté de l’écran, c’est changer de caste, changer de vie. Ne pas être sélectionné, c’est échouer aux yeux du monde.
 A l’opposé d’un Ginger Fred où Fellini nous faisait vivre la naissance de cette télé poubelle de l’intérieur, le cinéaste reste du côté du public. Et voici l’éternel miracle du cinéma italien qui sait caricaturer les gens pour mieux approcher leur vérité.
En expliquant les raisons de son palmarès controversé au festival de Cannes, le président du Jury Nanni Moretti expliquait l’absence de quelques  favoris de la critique par le manque d’intérêt que portait certains metteur en scène à leur personnage. Le grand prix du jury qu’il décerna à « Reality » se justifie ainsi totalement.
Ainsi "Reality" vaut autant pour ce qu'il montre de l'état d'alienation d'une société que pour ce qu'il ne montre pas. Matteo Garrone nous épargne les passages obligés des films sur la télé-réalité: les plans sur les coulisses où les producteurs se frottent les mains, les travellings sur les moniteurs à l'interieur d'une régie où un réalisateur ordonne un gros plan sur une larme. Tout cela appartient à la télé, le cinéaste reste sur ses terres: refuse le spectaculaire au profit de ses personnages.
On aurait pu trouver agaçants les clichés de la famille napolitaine dépeinte par Garrone, mais en restant de leur côté, jusqu’au bout, le film évacue toute moquerie facile, le cinéaste ne se place jamais au-dessus de ses personnages, il ne les juge pas. La mise en scène de « Reality » restitue leur dignité aux êtres que la télé réalité jette en pâture à leurs semblables pour qu’ils s’en moquent. La caricature, l’exubérance se met au service du respect et de la dignité. Les « masques » expriment la vérité des êtres. Quand la volonté de Luciano d’entrer dans ce loft tourne à l’obsession, le cinéaste n’en rit pas, la comédie s’efface au profit d’une petite tragédie ordinaire. Aniello Arena, stupéfiant Luciano, qui charmait le spectateur par son naturel le fait petit à petit entrer dans sa folie, dans son cauchemar : son sourire se fige, il perd pied…
D’abord filmé au beau milieu de sa famille, souvent submergé par les enfants, cousins, parents, Luciano se sépare d’eux, cadré seul, isolé. La mise en scène de Garrone bascule naturellement, en un panoramique qui refuse de se finir quand la famille regarde la première d’Il Grande Fratello, et que le mouvement de caméra se poursuit, le suspens est entier: nous espérons le contre champs qui nous soulagerait, montrant notre héros dans la télé, mais il se poursuit, impitoyablement, nous laissant découvrir Luciano, isolé lui aussi devant la télé : simple spectateur.
 Cet effet de mise en scène relativement discret fait basculer le film… Luciano sombre définitivement dans la paranoïa, croit être suivi par des « espions » envoyés par la télé et attend le coup de fil de la production qui le « libérerait » en entrant dans le loft.
La « comédie » Italienne avait déjà été aussi sombre, aussi noire, mais rarement emprunte d’une aussi profonde tristesse.

Lorsque, au terme d’une dernière séquence nocturne surréaliste où il semble devenir invisible, nous le perdrons aussi de vue, Luciano ne sera plus qu’une silhouette, une ombre. Le lent travelling qui clôt le film nous laisse le temps de mesurer sa chute. Le temps est un luxe que le cinéma peut encore se permettre, de la même façon que, dans un monde où une image chasse l’autre, le rire de Luciano hantera longtemps le spectateur. Le cinéma, aura réussi à nous rapprocher d’une de ses silhouettes désincarnés que nous apercevons à peine devant nos télé. Matteo Garrone s’inscrit ainsi dans la continuité des grands cinéastes italiens et non, Cinecitta n’est pas encore tombé.

Jérémy Sibony

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